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Entretien

20 novembre 2020

Henri Bergeron est sociologue des politiques de santé. François Bourdillon est l’ancien directeur général de Santé publique France.

Pouvez-vous résumer en quelques phrases pourquoi et comment, en mars 2020, le confinement est apparu comme la seule option possible pour faire face à la pandémie ? Une telle décision n’est pourtant prévue par aucun texte, elle a des conséquences économiques et sociales radicales…

Henri Bergeron : Trois types de contrainte ont pesé sur la décision de confiner la population et ont mené l’exécutif à considérer qu’il n’y avait pas d’alternative possible. La première est une contrainte que le gouvernement n’a pas pu lever, parce qu’il s’agit en grande partie d’une situation héritée : l’absence des instruments permettant l’adoption d’une politique alternative au confinement, notamment pour tout ce qui relève du dépistage et des masques. Ce désarmement de la France est  l’effet systémique d’un ensemble de décisions, et non du choix d’une seule personne.

Le deuxième type est une contrainte que le gouvernement a plus ou moins contribué à créer. Tout d’abord, le contexte : jusqu’en mars 2020, les enjeux politiques saillants n’étaient pas sanitaires (« gilets jaunes », grèves consécutives au projet de réforme des retraites…). Ensuite, l’épidémie constitue un risque scélérat : c’est un risque connu que l’on a l’impression de maîtriser – alors que ce n’est pas le cas. La maîtrise des trois premiers clusters – celui de Bretagne, des Contamines et de Montpellier – ont renforcé cette impression de contrôle. Du fait de ces enjeux de contexte et des caractéristiques de ce risque scélérat, les signaux faibles de l’épidémie n’ont que peu été pris en compte par les décideurs.

Enfin, le confinement est apparu comme la seule solution car il avait déjà été adopté par plusieurs pays très touchés. La sociologie montre que l’imitation est une stratégie courante pour faire face à des situations d’incertitude. Les acteurs politiques ont conscience du jugement qui sera porté sur leurs choix rétrospectivement, et sont tentés de légitimer ceux-ci en s’appuyant sur les décisions d’autres pays.

En termes de méthode, l’exécutif a volontairement organisé une prise de décision dans le cadre de ce que l’on peut appeler une formation élitaire, constituée du Conseil scientifique, du Président de la République, du ministre de la Santé et du Premier ministre. Ce mouvement peut s’interpréter en mobilisant la sociologie des organisations : les acteurs politiques choisissent de s’octroyer une capacité de réflexion et de décision autonome, pour éviter d’avoir à composer avec toute une série d’institutions qui ont leur propre culture, leurs enjeux, qui sont éventuellement en compétition les unes avec les autres... De plus, les décideurs peuvent se méfier des institutions : certains nous ont dit que le Président de la République considérait par exemple que Santé publique France avait donné l’alerte trop tard.

François Bourdillon : La nomination d’un Conseil scientifique ad hoc auprès du Président de la République ne me choque pas. Face à une pandémie mondiale, on peut comprendre que les hommes politiques s’entourent d’une élite d’experts. À ce moment, les structures d’expertise existantes ne semblaient pas nécessairement adaptées à la situation. Il y avait ainsi :

  • le COREB[1], un groupement d’infectiologues qui anime la réflexion à froid sur les maladies infectieuses ;

  • le Haut Conseil de la Santé publique qui a une série d’expertises sur le sujet, mais dont les membres ne sont pas les plus hautement qualifiés en virologie, infectiologie et santé publique ;

  • le groupe Pandémie grippale de Santé publique France qui avait préparé les plans d’action, mais en cas d’épidémie grippale.

Je rejoins également l’analyse d’Henri Bergeron au sujet du risque scélérat. L’alerte a été donnée début janvier ; on a identifié les trois premiers cas le 24 janvier, après avoir demandé les tests aux centres nationaux de référence. Il est vrai que les pays industrialisés avaient un sentiment de toute-puissance vis-à-vis des maladies infectieuses émergentes. Les deux épidémies de coronavirus (le SARS en 2003 et le MERS-Cov), par exemple, n’avaient pas ou peu concerné la France. Cela a sans doute conduit à minimiser ces premières alertes.

Comment expliquez-vous le contraste entre la gestion de la crise par l’administration et/ou le gouvernement – souvent critiquée, et la gestion de crise par l’hôpital – souvent citée en exemple ?

F.B. : Tout le monde sait qu’à l’hôpital, personne ne peut prendre la place d’un réanimateur. En matière de santé publique, on a tendance à considérer qu’il suffit d’un peu de bon sens pour prendre une décision – mais c’est un métier en soi ! Le gouvernement a choisi beaucoup d’experts hospitaliers et peu de spécialistes de santé publique, en tout cas pas dans le domaine de la prévention (de l’information/communication au dépistage). La décision s’est faite en petit comité, dans un espace peu connu, se référant peu à l’expertise de santé publique – alors que la mobilisation de l’expertise collective de santé publique était nécessaire dans une telle situation.

H.B. : Cette crise a été pilotée par les décideurs politiques. Malgré les critiques qui ont pu leur être adressées, les administrations ne l’ont pas si mal gérée. Elles ont eu à mettre en œuvre dans une situation très difficile des décisions auxquelles elles ont peu participé, et pouvant parfois être en décalage avec la réalité des moyens dont elles disposaient.

La presse et le gouvernement ont fait de la mission de soin qui anime les soignants le principal déterminant de la bonne coopération à l’hôpital, mais cet engagement dans le soin existait déjà avant le Covid-19… Nous avons donc plus précisément identifié quatre conditions pour expliquer pourquoi la coopération a pu se faire dans cet univers souvent conflictuel que constitue l’hôpital. La première est la déprogrammation : les tensions et enjeux professionnels ont été suspendus. La deuxième est la diminution de la conflictualité entre la ligne managériale et la ligne médicale à l’hôpital : les médecins ont beaucoup apprécié les attitudes des directions d‘hôpital, qui les ont laissés s’organiser sur le terrain. Troisièmement, la compétition habituelle entre services pour la captation des patients a disparu, puisque les hôpitaux ont très vite été saturés. Enfin, les restrictions financières ont été suspendues, tant que les demandes restaient raisonnables et légitimes.

La conflictualité a donc largement diminué, mais elle n’a pas disparu – une certaine compétition entre anesthésistes réanimateurs et réanimateurs médicaux a pu se maintenir, par exemple. Aujourd’hui, les conditions qui ont permis cette coopération exceptionnelle au mois de mars ne sont plus entièrement réunies : on tente de maintenir autant que possible les opérations routinières et les résistances dans l’octroi des moyens financiers sont réapparues…

Comment les décisions sont-elles prises aujourd’hui, huit mois après le début de la crise ? Quels sont les rôles respectifs des agences de santé permanentes, du Conseil scientifique et des décideurs politiques ?

F.B. : Je peux répondre sur le rôle de Santé publique France. Cette agence a plusieurs missions. D’abord, c’est elle qui produit l’ensemble des données de façon transparente et les met en ligne en accès libre. Aujourd’hui, peu de pays arrivent à avoir un tel corpus de données dans ce domaine. Mais il existe un fossé entre la production de données, leur interprétation et la prise de décisions.

L’autre mission de Santé publique France est la prévention, qui comprend un volet information/communication et un volet dépistage. La communication actuelle repose sur l’injonction et sur la peur, alors que l’on devrait responsabiliser, expliquer, mobiliser les acteurs de prévention sur le terrain… Au sujet du dépistage, des progrès ont été faits sur les délais de prélèvement et d’obtention des résultats, mais certaines dimensions restent trop peu prises en compte : l’analyse des eaux usées, l’utilisation des tests rapides, de l’auto-confinement…

Le dernier volet des missions de Santé publique France est la réserve sanitaire, qui est loin d’être anodine : sur les 9 premiers mois de l’année, elle a proposé près de 40 000 journées/homme pour venir en renfort à l’hôpital.

H.B. : Je suis tout à fait d’accord avec ce qui vient d’être dit. Le cadrage de la crise s’est centré principalement sur la question hospitalière. Les enjeux de santé publique semblent avoir peu alimenté les décisions du gouvernement. Les solutions proposées par le Conseil scientifique sont liées aux types d’expertise qui le composent – de ce point de vue l’expertise en santé publique a beaucoup manqué. Par exemple, le gouvernement paraît avoir choisi de préserver les vies d’aujourd’hui, peut-être au détriment de celles de demain, alors que c’est une question éthique redoutable qui aurait mérité l’organisation d’un débat contradictoire avec des acteurs différents. Ce débat n’a pas été conduit en mars, on le comprend ; il n’est pas mené aujourd’hui non plus et c’est dommage.

Les sciences sociales auraient par exemple eu un apport important dans la compréhension de la dynamique de diffusion du virus, de la résistance aux messages de santé publique chez certaines populations… Trop peu de citoyens, d’associations, de représentants d’autres types d’intérêts, ont été associés pour faire les arbitrages nécessaires dans la gestion de crise.

Vous évoquiez tout à l’heure la mise à disposition des données par Santé publique France : à qui revenait le soin d’expliquer ces données ? L’effort de pédagogie des acteurs politiques en début de crise semble avoir été quelque peu laissé de côté ensuite…

F.B. : Santé publique France est une agence au service de l’Etat. C’est toute la difficulté de sa position : même si elle est la plus qualifiée pour les interpréter, Santé publique France produit les données et laisse le ministère de la Santé les présenter, comme cela s’est fait quotidiennement au début de la crise. La richesse que pouvait apporter l’expertise de Santé publique France, notamment avec une équipe de 70 personnes spécialistes des maladies infectieuses et de leur histoire, a été sous-estimée : je pense que l’on aurait pu laisser les producteurs de données interpréter publiquement ces dernières. Grâce à la publication sur son site des points épidémiologiques hebdomadaires et des données en open source, Santé publique France a tout de même permis de les partager auprès des citoyens pour qu’ils s’approprient les courbes et les chiffres…

H.B. : Ayant été directeur adjoint d’une agence européenne qui produisait de nombreuses données épidémiologiques, je trouve que l’interprétation est nécessairement liée à la connaissance du processus de production de la donnée. J’aurais donc trouvé naturel que Santé publique France présente elle-même ses données.

Avez-vous des éléments de comparaison internationale ? La décision à l’international s’est-elle fabriquée dans les mêmes modalités qu’en France ?

F.B. : Il y a eu beaucoup d’imitation entre les pays. Mais en regardant de plus près, certaines tendances sont à souligner, comme la mise en difficulté des agences sanitaires, notamment aux Etats-Unis et en Angleterre. Aux Etats-Unis, l’immunologiste de la cellule de crise coronavirus Anthony Fauci, a été mis en difficulté par le président Trump et des responsables politiques américains. En Angleterre, l’agence de santé publique Public Health England a été transformée en agence de protection sanitaire suite à la perte de contrôle de l’épidémie. C’est une catastrophe pour une agence qui fonctionnait merveilleusement bien !

On peut également s’intéresser à deux cas particuliers. D’abord la Corée du Sud, qui a su tirer les leçons de l’épidémie de MERS-Cov à laquelle elle a fait face en 2015 : elle a complètement contrôlé l’épidémie. Ensuite, le pays européen qui se détache du lot est l’Allemagne. Le nombre de décès par million d’habitants y est beaucoup plus faible, probablement en raison d’une politique très affirmée de dépistage et de traçage, que les autres pays ont eu du mal à mettre en place.

H.B. : Un très bon rapport sur la Corée a montré qu’il n’y a pas eu de dérives organisationnelles comme en France. Une loi de 2015 a même renforcé les capacités en tests, en masques… Pour l’Allemagne, je suis d’accord avec François Bourdillon. De plus, la communication ne reposait pas sur la peur : Angela Merkel a d’emblée reconnu l’existence de nombreuses incertitudes, les difficultés à parfaitement tout maîtriser…

D’autres pays comme l’Angleterre ont créé des Conseils scientifiques ad hoc, mais la plupart de ces autres organisations ont puisé dans l’expertise des institutions préexistantes, au contraire de la France pendant ces quelques jours cruciaux de la mi-mars.

La France se différencie comme souvent par une posture très élitaire et politique, mobilisant des scientifiques très médico-centrés, et défendant une vision très jacobine – même si des efforts d’association des territoires ont ensuite été faits, avec la nomination de Jean Castex et la création d’un Comité de liaison et de contrôle.

Sur le plan territorial, quel rôle ont joué les ARS, les services préfectoraux etc, et quelle image en a été donnée ?

F.B. : Le premier débat est de savoir qui doit piloter la crise au niveau territorial : le préfet ou l’ARS ? En France, traditionnellement c’est le préfet ; mais pour une fois cela a été l’ARS, ce qui a des avantages et des inconvénients.

Ensuite, d’un point de vue de santé publique, les épidémiologistes ont beaucoup manqué dans les territoires.

Les situations étaient extrêmement contrastées selon les régions. Il y a eu des développements intéressants à certains endroits. Le directeur de la santé publique en Île-de-France a fait tout un travail sur les inégalités sociales de santé, la métropole de Strasbourg a chargé des ambassadeurs de faire de la pédagogie dès le premier confinement... Dans d’autres régions, on a observé une gestion très régalienne et jacobine, avec des tensions fortes entre la production des données, la transparence nécessaire et la gestion de crise.

Mais la plus grande difficulté a été d’appliquer des mesures nationales au niveau local, alors que la situation sanitaire variait beaucoup d’une région ou d’un département à l’autre.

H.B. : On retrouve une nouvelle fois la vision de l’Etat jacobin. En France, on considère que l’on ne peut pas rompre l’égalité des citoyens face à la sécurité. Lors de l’épidémie de grippe H1N1 en 2009, les modèles épidémiologiques montraient qu’un certain taux de couverture par le vaccin était suffisant. Mais les autorités ont décidé de vacciner toute la population pour éviter de devoir assumer politiquement que tout le monde n’aurait pas accès au vaccin.

La seule alternative au confinement national était un confinement sélectif, selon les régions. D’après certains membres du Conseil scientifique, cette option n’a pas été retenue car les régions les moins touchées auraient vu les contaminations exploser dans les jours suivants. Mais certains experts, dès mars, ont souligné une dynamique de diffusion du virus très inhabituelle, car très sélective : le pari d’un confinement plus régionalisé aurait pu avoir du sens.

Ces difficultés d’approche territoriale continuent aujourd’hui. Les tests antigéniques tardent à se diffuser, notamment du fait de nombreuses difficultés de coordination. On a vu par exemple dans certains départements proposer des tests à des universités fermées depuis 15 jours, et en refuser aux pompiers (au moins dans un premier temps)…

Le désarmement des DDASS[2] (lors de la création des ARS en 2010) a constitué selon moi une forme de régression : elles avaient développé un système d’information, de connaissance du terrain et de l’infrastructure de santé publique... J’ai été étonné, dans les interviews que j’ai pu faire, de voir que les acteurs des ARS ne connaissent pas finement les associations de prévention, toxicomanie, alcool, obésité...

F.B. : Ces dimensions sont en effet oubliées. Mais il faut aussi souligner l’absence de leadership et la faible structuration de la santé publique dans notre pays. En Angleterre, le Public Health England (PHE) comprend 8 000 personnes ; en France, il y a une agence qui regroupe 600 personnes, et quelques spécialistes dans les universités. Il faut un Ségur de la santé publique, pour construire cette discipline et faire en sorte qu’elle soit reconnue à sa juste valeur. En Angleterre, aux Etats-Unis, en Allemagne, c’est la Santé publique qui est mobilisée ; en France, ce sont les hospitaliers, infectiologues ou virologues. C’est une vraie différence, probablement culturelle.

Dans quelle mesure le discours de préservation des capacités hospitalières était-il présent dans la préparation de crise ? On a l’impression que ce cadrage a surgi avec l’exemple italien et s’est imposé dans le débat public de façon pressante…

F.B. : La préparation consistait en un plan de crise Pandémie grippale. Il s’agissait de disposer de stocks stratégiques. Mais que met-on dans ces stocks stratégiques ? Quels médicaments, quels équipements doivent en faire partie ? Pour répondre à cette question, Santé publique France a lancé deux expertises collectives avant la crise : une sur les moyens tactiques et une sur les moyens de pandémie. La seconde a été finalisée en août 2018 et rendue publique en mai 2019. La préparation était le fruit d’une réflexion collective.

Les recommandations de cette expertise collective n’ont pas été prises en compte et cela a fragilisé la réponse.

L’enjeu aujourd’hui est de préserver les stocks stratégiques. Je ne sais pas qui doit les gérer à l’avenir : la santé publique, les militaires ? C’est en tout cas un atout essentiel pour anticiper une prochaine crise ; il faut préserver les stocks stratégiques.

H.B. : Je pense que cette notion de réduction des risques est extrêmement importante. C’est une notion typique de santé publique qui n’a pas été prise en compte du fait de la perspective principalement curative de la gestion de crise en France.

Pour revenir à la question initiale, il y avait également le Plan blanc dans la préparation de crise. Mais le Plan blanc est un plan hospitalier organisé pour des événements aigus de courte durée, liés à des attentats par exemple.

F.B. : Le 2 juin, le rapport du Conseil scientifique développait quatre scenarios pour la période post-confinement. Aujourd’hui, nous sommes au quatrième scenario : une épidémie hors de contrôle (début novembre). La vraie stratégie de santé publique, c’est d’endiguer l’épidémie (comme le prévoyait le 2ème scénario), et non de réagir uniquement quand l’épidémie est hors de contrôle. Pour réussir le déconfinement, je le redis, il fallait faire de la prévention par la responsabilisation, par la pédagogie et par le sens, et non pas par la peur comme cela a été fait.

H.B. : Tout à fait. Il faudrait également discuter des modèles et des indicateurs. Aujourd’hui, les personnes testées positives par test PCR peuvent avoir une charge virale très faible et être peu contagieuses… Les politiques menées (par exemple la déprogrammation) qui sont justifiées en mettant en avant le nombre de cas qui augmente chaque jour prennent-elles en compte cette donnée ? Ces mesures auront des coûts élevés en termes d’état de santé de la population : certains cancérologues estiment déjà une surmortalité au cancer de 2 à 5% les années à venir.

Propos recueillis le 4 novembre 2020.

 

[1] Coordination opérationnelle risque épidémiologique et biologique.

[2] Direction départementale des affaires sanitaires et sociales.

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