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FOCUS #25

11 septembre 2025

Grand âge ou la politique publique dans l'impasse
Quelques constats à l’attention d’un futur gouvernement 

Lisa et l’Ocirp ont uni leurs efforts depuis plus d’un an pour aborder au fond, « décortiquer » même la politique de l’autonomie au grand âge dans le cadre d’un séminaire sur pas moins de quinze séances[i], avec les meilleurs experts. Le propos et l’ambition étaient clairs : sortir des discours convenus ou lénifiants et des politiques de circonstance pour expliquer les raisons de vingt ans de refus d’obstacle politique sur la question et avancer des propositions.

Au moment de conclure à travers deux séances sur le financement – public et privé – de cette politique, Lisa et l’Ocirp ont souhaité dégager quelques « faits stylisés » qui ressortent de l’analyse conduite (c’est l’objet de ce Focus n°25), avant d’examiner dans une publication prochaine les questions à se poser au moment de reprendre la question du financement de la prise en charge des personnes âgées (perte d’autonomie) et très âgées (dépendance).

​Un amas d’organisations

Plusieurs générations de dispositifs et institutions se sont superposées au fil du temps pour prendre en charge des besoins particuliers au grand âge, qu’il s’agisse d’agir à domicile (HAD[i], SSIAD[ii], infirmiers libéraux, SAD[iii], personnels en gré à gré) ou en établissement (USLD[iv], Ehpad[v], résidences autonomie – ex logements-foyers, résidences séniors), sans parler des formules intermédiaires qui se développent aujourd’hui, avec des effets de mode et une tendance forte au meccano organisationnel, la volonté de faire que chaque dispositif ait une vocation bien définie alors que la variabilité des usages est très grande, sur le territoire et en fonction des ressources disponibles localement, et que les besoins sont évolutifs au niveau des individus.

Dès lors, compte tenu des parcours de vie des personnes et des disparités territoriales, les glissements sont nombreux (auxiliaire de vie à domicile / aide-soignant / infirmier-ière ; résidence senior /résidence autonomie / EHPAD / USLD) de même que les « trous dans la raquette », d’où des velléités tout aussi systématiques de fabriquer des dispositifs de coordination pour faire face à la complexité croissante et forcer la coopération entre les acteurs[vi].

Ces efforts ajoutent souvent à l’écheveau des organisations, qui résiste de fait à une planification rationnelle, d’autant que, évidemment, les dispositifs en question sont programmés et régulés dans des registres de compétences et de financement disjoints (ARS / département, soins de ville/hospitaliers/médico-sociaux, etc.). De ce point de vue, il faudra voir dans quelle mesure les expérimentations article 51 renouvellent la donne dans la durée.

Un problème d'argent public... ou de prévoyance ? 

Aux variations épidémiologiques et aux effets de la prévention près, il est difficile de trouver une projection macro des besoins potentiels plus sûre que celle dont on dispose ici, dans la ligne des mouvements démographiques longs. Le grand âge achève, dans les deux prochaines décennies, près d’un siècle d’effets du baby-boom sur les différentes branches de la protection sociale. Le besoin de financement à ajouter est de l’ordre d’1 point / 1 point et demi de PIB, bien loin des impasses redoutées – ou empruntées – en matière de retraites ou d’assurance maladie.

En termes heuristiques, un premier progrès dans le discours public consisterait à bien distinguer effet volume (les effectifs à prendre en compte, en tenant compte de la déformation de la population et de la charge en soin, au fil du temps), effet prix (le coût des facteurs, notamment le coût du travail) et effet de gamme (l’amélioration attendue de la prise en charge). 

Malgré cette prévisibilité assez forte (étayée par une foultitude de rapports), l’argent vient à manquer, argument ultime d’un refus d’obstacle politique répété depuis 20 ans.

S’agissant d’un problème qui se situe en fin de cycle de vie, un tel besoin devrait pouvoir être couvert par un effort réparti sur le temps long, avec des filets sociaux pour prévenir le « risque catastrophique », pour reprendre le vocabulaire de l’assurance. Epargne, prévoyance, capitalisation… peu importe le terme, l’argent est là mais il est prisonnier dans une trappe ou plutôt une série de trappes : l’approche médico-sociale stricto sensu et une logique de reste à charge un peu fruste et court-termisme, les arbitrages familiaux en faveur de la transmission du patrimoine, l’incapacité à bien articuler les enveloppes publiques dans l’imbroglio des responsabilités, une incertitude sur la qualité des prestations discréditant l’intérêt même d’investir, etc.  De ce point de vue, la montée en gamme de l’évaluation dans le champ médico-social, sous la responsabilité de la Haute autorité de santé, apparaît cruciale.

Mais tout cela n’a qu’un temps… Le mur démographique est là alors que nous ne sommes vraiment pas prêts, pas vraiment conscients et qu’on ne s’est pas donné les moyens de programmer les investissements adéquats ou de développer la prévoyance.

Cette affaire n’est pas seulement une problématique du grand âge ou du médico-social. Il faut aussi considérer qu’il s’agit de passer – ou de lisser – une bosse en termes de besoins (dispositifs, personnels et financements) pour garantir la résilience du système de santé, qui ne saurait faire face sans dommage aux défauts de régulation sur le segment grand âge, au risque de voir sinon ce système, en particulier à l’hôpital, déstabilisé par l’afflux de patients âgés.

 

Confusion, âgisme et barrières d'âges

On a souvent du mal à distinguer les âges critiques. Les catégories démographiques évoquent en effet plusieurs seuils en matière de vieillissement (60, 65, 75, 85 ans…) concourant à une forme de confusion sur les enjeux et sur les masses. Cela entretient un flou qui peut concourir à occulter le caractère imparable de la transition démographique.

A quoi s’ajoute une forme de dénigrement, de discrimination sociale liée à l’âge, qui ne reconnaît pas le concours des personnes âgées, ne revendique pas le maintien de leurs capacités et tolère des formes de prise en charge dégradées.

Les catégories légales et médico-économiques sont quant à elles totalement décalées : déconnectées, d’une part, de l’âge physiologique et engoncées, d’autre part, dans des carcans, dont la barrière d’âge à 60 ans entre dispositifs et prestations pour personnes âgées et pour personnes en situation de handicap.

Cette dichotomie au sein du médico-social et des dispositifs en faveur de l’autonomie est préjudiciable aux populations âgées, qui ne bénéficient pas des avancées mises en œuvre au fil des ans pour les personnes en situation de handicap, depuis 20 ans et la loi de 2005[viii] en particulier. Cela concerne les prestations et les organisations comme la philosophie de la prise en charge : au-delà des slogans, la notion d’inclusion n’a de fait pas la même force dans les deux secteurs.

La relégation du grand âge dans une sorte de fatalité des politiques publiques dissuade aussi les efforts en matière de prévention tout au long de la vie, y compris dans le temps de l’activité professionnelle.

 

Il n’est de richesses que d’hommes… et, en l’occurrence, de femmes

C’est l’entourage familial et, particulièrement, les femmes de l’entourage qui font tenir le « système », vaille que vaille, parfois au-delà du raisonnable pour leur propre santé. C’est aussi pour une part la conscience professionnelle et le sens du devoir qui font que les personnels du secteur – en l’espèce, là aussi, pour l’essentiel des femmes – assurent le service à la population, à domicile comme en établissement, dans des conditions financières souvent précaires et avec une forte sinistralité (le secteur médico-social est le plus exposé aux risques AT-MP[ix]).

Implicitement ou explicitement, les pouvoirs publics profitent de la situation : la famille et la réserve des aidants sont là et les personnels garantissent le service, assurant la résilience du système de prise en charge… Jusqu’à un certain point.

À l’évidence, on ne franchira pas les échéances démographiques à venir à coups d’expédients.

Il faut investir enfin dans les métiers du grand âge, dans les formations appropriées, attirer vers ces métiers et faciliter les mobilités en cours de carrière, améliorer les conditions matérielles pratiques (logement, transports, conditions de travail), garantir des rémunérations à la hauteur des astreintes liées à ces professions et qui soient compétitives.

Avantage : contrairement au secteur de la santé et à la problématique du nombre de médecins, il ne faut pas des lustres pour pourvoir la plupart des filières de personnels en question. Simplement de la volonté et de la continuité dans l’action.

Du côté des aidants, il faut constituer enfin les ressources de management au cas par cas, permettant une prise en charge globale (sanitaire, sociale, médico-sociale, financière), dans les délais ; il faut bâtir des dispositifs de répit à l’échelle ; il convient enfin de reconnaître l’apport qui est celui des aidants à la protection sociale (à condition d’en avoir une conception élargie).

Une question de pouvoirs 

Le débat est figé depuis 20 ans entre l’Etat et les départements (responsabilités respectives, partage des financements…), sorte de Yalta interdisant les débats sur les évolutions possibles (décentralisation versus recentralisation adossée à la Sécurité sociale ou, de façon moins tranchée, délégation de compétences ou mise en œuvre effective d’une fonction de chef de file, etc.), sur les principes de justice (péréquation), sur la planification et la programmation des investissements.

Les partenaires sociaux sont quant à eux tenus en marge de la réflexion alors que beaucoup se joue pendant la vie active et que les salariés aidants subissent de plein fouet les effets de l’avancée en âge de leur proches et courent là le risque d’un véritable déclassement professionnel et social[xi].

Au lieu de quoi, émergent des propositions confinant à l’absurde (la prévention et la « petite » dépendance au département, la grande dépendance à l’Etat) ou constituant des pis allers, des refus d’obstacles ou des compromis avec une gouvernance dysfonctionnelle par nature (service public départemental de l’autonomie).

Or, depuis vingt ans, d’autres pays ont approfondi leur modèle de protection sociale : dans un registre d’assurance obligatoire (en Allemagne) ou en travaillant l’articulation des échelons nationaux et locaux (en Espagne ou dans les pays scandinaves).

Le Japon est une autre illustration d’un réalisme politique qui conduit à mobiliser les politiques économique et financière en matière d’investissement, pour contrer les effets systémiques du vieillissement de la population[xii].

L’inertie en termes d’organisation et de gouvernance n’est pas une réponse.

Les politiques locales en matière d’urbanisme, d’habitat, de transports, sans même parler de l’accompagnement et de la prise en charge médico-sociale du grand âge en tant que telle, sont pour le moins timorées et peu disertes, le « bloc communal » (communes et intercommunalités) peu mobilisé.

En vérité, la 5ème branche autonomie, créée opportunément en sortie de crise Covid, n’est pas la panacée tant qu’elle ne s’accompagne pas d’une réflexion ordonnée sur les compétences en matière de planification, de programmation, de financement, de contrôle et d’inspection. Une autorité de régulation, une collectivité organisatrice, des services experts, un financement garantissant à la fois la suffisance des moyens et l’équité inter-individuelle et sur le territoire : il n’y a guère de mystère sur les clarifications à apporter.

Sans quoi, l’ossature organique de la prise en charge continuera de se dégrader, avec des services d’aide à domicile exsangues, sous-financés et empêchés sur la voie de la modernisation, et des Ehpad victimes d’un effet ciseau, entre l’augmentation de la charge en soin, un coût des facteurs croissant et une désaffection latente, qui retentit sur le bilan des structures, mettant en péril le secteur non lucratif et éloignant les investisseurs privés adverses au risque.

 

Comme le dit souvent Bernard Ennuyer, il ne faut pas fuir la complexité. Sur tous les registres évoqués ci-dessus, les politiques publiques ont systématiquement privilégié l’esquive, les solutions partielles, les rustines et les bouts de ficelle, plutôt qu’une réponse systémique et un remembrement d’ensemble des compétences et des financements, qui donnerait tout son sens à une loi de programmation grand âge.

L’hypertrophie des organisations sur le terrain, dans les institutions publiques comme dans les textes, est le reflet de cette incapacité à faire des choix pour le présent et pour l’avenir et à prendre en charge concrètement les problèmes d’agencement, de financement et de responsabilité.

Il n’est que temps d’agir.

 

​​

 

                                                                                   Stéphane Le Bouler, président de Lisa

Marie-Anne Montchamp, ancienne ministre, directrice générale de l’OCIRP

 

[i] La synthèse de chaque séance est en ligne https://www.lisa-lab.org/seminaire-politiques-autonomie-lisa-ocirp Les actes complets de ce séminaire seront bientôt publiés.

[ii] Hospitalisation à domicile

[iii] Services de soins infirmiers à domicile 

[iv] Services à domicile

[v] Unités de soins de longue durée

[vi] Etablissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes 

[vii] La comparaison est pertinente ici avec les dispositifs développés en médecine de ville. Voir les travaux de Patrick Castel notamment. Par exemple : Patrick Castel, Léonie Hénaut. Création organisationnelle et cercle vicieux néo-bureaucratique. Olivier Borraz. La société des organisations, Presses de Sciences Po, pp.157-170, 2022, 9782724638608. ⟨hal-03673196⟩. Sur la question du vieillissement, Patrick Castel a d’ailleurs décrit le phénomène à l’œuvre : Patrick Castel. La coopération et la coordination comme enjeux des politiques du vieillissement. Sara Brimo; Pascale Gonod. Vieux, de quel(s) droit(s)?, IRJS Editions, pp.35-44, 2023, Bibliothèque de l'IRJS - André Tunc, 9782850020599. ⟨hal-04389996⟩

[viii] Loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées

[ix] AT-MP : accident du travail et maladie professionnelle

[x] Observatoire des Aidants OCIRP 

[xi] Denis Ferrand (Rexecode), « Vieillissement de la population : les recettes japonaises », chronique parue dans Les Echos du 11 novembre 2024

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