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FOCUS #11

20 mars 2023

Aide médicale d’État : attention danger !

Il y a toujours danger à remettre sur le métier législatif le sujet de l’immigration (trentième projet de loi depuis 1980, paraît-il) car cela réveille immanquablement les mauvais instincts… Le sujet de l’aide médicale d’Etat (AME) est caricatural de ce point-de-vue, point de fixation obsessionnel pour un certain nombre de parlementaires.

Ils n’ont pas manqué l’occasion une fois de plus : la commission des lois du Sénat a ainsi adopté un amendement au projet de loi Immigration et intégration prévoyant la suppression de l’AME, remplacée par une « aide médicale d’urgence [1]». Les sénateurs ne se cachent même pas de sacrifier là à une sorte de rituel[2].

Pourquoi s’en émouvoir dans ces conditions ? Parce qu’on ne sait jamais – aujourd’hui moins que jamais – ce qui peut sortir d’une discussion parlementaire… et d’une commission mixte paritaire.

Le sujet est pourtant rebattu et les solutions portées aujourd’hui par les sénateurs ont été régulièrement jugées inutiles ou néfastes par quantité de rapports d’expertise.

"Le pragmatisme et le souci de la santé publique plaident pour des dispositifs de régulation renforcés, en lien avec les professionnels, plutôt que pour des solutions d’ores-et-déjà connues pour être inopérantes."

« L’avantage » de remettre cent fois un tel sujet sur le devant de la scène est qu’il y a abondance en la matière : en effet, les pouvoirs publics ne manquent jamais de s’en sortir en commandant de nouveaux rapports. Ainsi de celui des inspections des finances et des affaires sociales d’octobre 2019[3].

Nous ne sommes pas naïfs ; les professionnels et les inspecteurs ne le sont pas davantage : il y a de la fraude, il y a des filières qui l’organisent, il y a des pratiques d’optimisation (par rapport aux règles posées)… mais la conclusion est toujours la même : en termes de santé publique (qui commande de ne pas retarder les prises en charge) et donc d’efficience globale, le dispositif d’AME présente plus de bénéfices collectifs que d’inconvénients et, par conséquent, il importe de ne pas le démanteler et de ne pas faire n’importe quoi par démagogie.

Il est intéressant de revenir au rapport des inspections pour bien situer les choses. Qu’écrivaient-elles ?

  • Qu’on est face non pas à un mais à deux dispositifs articulés : l’AME de droit commun et le dispositif des soins urgents et vitaux (pour lesquels un remboursement des frais aux hôpitaux est prévu, ce qui ne va pas sans poser un certain nombre de problèmes de gestion) ;

  • Que l’AME est une prestation d’aide sociale dont les conditions d’éligibilité sont précises (séjour irrégulier, résidence continue de trois mois sur le territoire français, ressources inférieures à un plafond) : le séjour irrégulier comme condition d’éligibilité a bien entendu quelque chose de contre-intuitif et cela fait beaucoup pour la sensibilité du sujet ;

  • Que le panier de soins est assez comparable à celui des assurés sociaux, hormis certains médicaments et la lunetterie, les soins dentaires et l’audioprothèse ;

  • Que le dispositif a été très régulièrement scruté et adapté mais aussi qu’il est assez bien piloté, compte tenu de sa sensibilité : les inspections ne constataient pas de dérives des dépenses au cours des années passées.
     

Les inspections soulignaient encore :

  • Une forte concentration géographique des dépenses (Ile-de-France et Marseille) mais moins forte qu’une décennie plus tôt ;

  • Une forte concentration également de l’origine des bénéficiaires : deux tiers de ressortissants des pays d’Afrique du Nord ou d’Afrique subsaharienne ;

  • Des profils typiques : plutôt jeunes, sans ayant droit, majoritairement masculins ;

  • Un panier de dépenses stable dans la durée, avec une surreprésentation des soins hospitaliers (même si les soins de ville progressent) et, pour ce qui est des médicaments, des antiviraux, des médicaments liés aux toxicomanies, des anti-inflammatoires et analgésiques. Parmi les profils de séjour, surreprésentation des accouchements, des séjours liés aux cancers, aux transplantations et aux maladies du sang… avec une forte suspicion de migrations pour soins s’agissant de ces séjours…

 

Les inspections jugeaient la réintroduction d’un ticket modérateur ou d’une participation, ce que proposent précisément les sénateurs, peu efficace et coûteuse (en gestion), considéraient comme très compliquée une restructuration du panier de soins pour privilégier les soins urgents et aigus (ce à quoi correspond «l’aide médicale d’urgence »), qui supposerait d’avoir un parcours de soins sérieusement organisé et privilégiaient plutôt des dispositifs de régulation (renforcement de la vérification des critères d’éligibilité et prévention du nomadisme via des modalités renforcées d’authentification).

Les caractéristiques de séjour et de destination décrites plus haut font qu’il y a à prendre au sérieux les problèmes posés par les migrations de soins (en termes d’occupation des lits dans certains hôpitaux en particulier). Cela passe notamment par l’identification et le contrôle des filières et un renforcement des relations avec les pays d’origine, sans méconnaître les risques d’aggravation de la situation liés à la paupérisation de systèmes hospitaliers dans ces pays… et à l’appel d’air créé par nos propres difficultés en matière de démographie des professionnels de santé.

Sur ce sujet comme sur bien d’autres, on suivra volontiers l’éditorialiste du Monde, « Bref, plutôt que de précipiter la France dans un nouveau débat incendiaire et vain, ne serait-il pas temps, pour les politiques, de sortir de leur prêt-à-penser déconnecté des réalités, d’aider le débat sur l’immigration à dépasser les frontières hexagonales et de chercher à mettre en œuvre des solutions pragmatiques plutôt que des lois inopérantes ? D’écouter les chercheurs de terrain et la population plutôt que d’instrumentaliser peurs et préjugés ? »[4].

Le pragmatisme et le souci de la santé publique plaident pour des dispositifs de régulation renforcés, en lien avec les professionnels, plutôt que pour des solutions d’ores-et-déjà connues pour être inopérantes.

Stéphane le Bouler, président de Lisa

 

 

[1] Amendement n°304 : http://www.senat.fr/amendements/commissions/2022-2023/304/Amdt_COM-3.html « Le présent amendement vise à remplacer l’aide médicale d’État (AME), accessible aux étrangers en situation irrégulière présents sur le territoire depuis plus de trois mois et sous condition de ressource, par une aide médicale d’urgence (AMU) centrée sur la prise en charge des situations les plus graves et sous réserve du paiement d’un droit de timbre. Le ministre chargé de l’action sociale conserverait néanmoins sa faculté d’accorder l’AMU par décision individuelle afin de pouvoir répondre aux situations exceptionnelles. »

[2] « Ce dispositif a plusieurs fois été adopté par le Sénat, à l’initiative de Roger Karoutchi lors de l’examen en 2018 de la loi pour une immigration maîtrisée, un droit d'asile effectif et une intégration réussie et plus récemment de Christian Klinger lors de l’examen du projet de loi de finances pour 2023. »

[3] « L’aide médicale d’Etat : diagnostic et propositions ». https://www.igas.gouv.fr/spip.php?article748

[4] Philippe Bernard, Le Monde, 20 mars 2023 : https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/03/19/apres-le-choc-du-49-3-est-il-raisonnable-d-agiter-le-chiffon-rouge-de-l-immigration_6166107_3232.html?random=1404284763

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