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Entretien

22 juillet 2020

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Cédric ARCOS

Directeur Général adjoint de la Région Ile-de-France,

Maître de conférence en politiques de santé à Sciences Po

Ancien Délégué Général adjoint de la Fédération Hospitalière de France

« L’heure est venue selon moi de confier aux acteurs des territoires, et notamment aux Régions, des responsabilités accrues dans la conduite des politiques de santé »

Pouvez-vous partager une anecdote ou un épisode qui vous a particulièrement marqué pendant la crise ?

 

Deux moments m’ont marqué pendant cette période.

Le premier, c’est cette nuit de la fin du mois de mars où nous attendions sur le tarmac de l’aéroport Charles de Gaulle l’arrivée du premier avion spécialement affrété par le Conseil Régional pour faire venir en Ile-de-France, directement depuis la Chine, plusieurs millions de masques chirurgicaux. L’aéroport était désert, l’atmosphère presque fantomatique, et nous attendions cette arrivée avec impatience mais aussi avec une certaine inquiétude car mettre en place en quelques jours une ligne d’approvisionnement directe depuis la Chine représentait un défi logistique pour lequel nous étions peu préparés. Il s’agissait pour moi et pour toutes les équipes, de l’aboutissement d’un travail colossal, par lequel nous avons multiplié les initiatives pour trouver des filières d’approvisionnement sures et de qualité et faire venir en un temps record des millions de masques de protection. En l’espèce, grâce aux liens construits entre la Région et plusieurs provinces chinoises mais aussi et surtout grâce à la force des relations entretenues avec les commerçants franco-chinois, nous avons réussi à importer en Ile-de-France plus de 35 millions de masques et à en faire bénéficier, avec l’appui des pouvoirs publics, les soignants, les forces de sécurité ainsi que tous les professionnels qui sont restés mobilisés pendant la crise, avec le souci constant de les protéger mais aussi de permettre à l’économie de continuer à fonctionner. Cet épisode a été, en quelque sorte, un résumé de toute cette période pendant laquelle beaucoup de monde a changé de métier, a remis en cause ses fonctionnements et ses certitudes afin de trouver des solutions et de participer à l’effort collectif. Nous avons eu en permanence à l’esprit, Etat, Région, collectivités locales, entreprises, d’additionner nos forces et nos compétences et je crois que c’est aussi la raison pour laquelle le territoire francilien a su faire face à la déferlante.

 

Le deuxième moment qui m’a beaucoup marqué est une rencontre avec les élus et soignants de Seine Saint Denis, à l’hôpital d’Aulnay-sous-Bois. Lors de cette visite, nous avons rencontré des équipes extraordinaires, engagées et fières d’exercer leur mission. Nous avons également échangé avec de tous jeunes professionnels, encore en formation, pour lesquels nous avions fait le choix de mobiliser des crédits exceptionnels afin de mieux les rémunérer pendant la crise. En aucune façon ces équipes ne souhaitaient revenir au « monde d’avant » et souhaitaient à l’inverse que cette crise soit le commencement de nouvelles organisations et de nouvelles logiques. Nous avons aussi à ce moment-là touché du doigt ce qui était en train de se passer avec cette épidémie, à savoir une accélération dramatique des inégalités de santé. La population de la Seine Saint Denis a été en effet durement touché pendant cette crise, confirmant que l’état de santé se joue certes à l’hôpital mais aussi et surtout avant l’hôpital, dans le logement, dans la prévention, l’éducation et dans l’accès courant aux soins. Cette situation où un virus tue davantage ceux qui sont les plus fragiles socialement est insupportable pour qui qui croit au Pacte républicain et à la nécessité d’offrir à tous les mêmes chances. C’est pour moi la confirmation qu’il faut continuer à investir dans la santé et surtout que c’est par la mobilisation de toutes les politiques territoriales que les inégalités de santé pourront être combattues. La politique numérique, l’investissement dans la prévention, le renforcement des transports, la politique environnementale, la lutte contre le logement insalubre sont autant de leviers qu’il faut mobiliser d’un même mouvement pour améliorer l’état de santé de la population.

 

Quels sont les trois ou quatre enseignements qui pour vous résument la période que nous venons de traverser ?

 

Le premier enseignement que je retire de cette crise, c’est l’énergie qui existe sur le terrain et qui nous oblige. Cela peut paraître un lieu commun, mais il ne faut vraiment pas l’oublier ou le banaliser. Le système de santé a été violemment frappé, notamment en Île-de-France et dans le Grand-Est, mais il a tenu. Il a tenu grâce à cette énergie et cette résilience incroyable des professionnels de santé, qui ont été admirables, que ce soit en ville, à l’hôpital, dans le public comme dans le privé. Cette énergie, elle doit être respectée et toutes nos organisations doivent être pensées pour soutenir nos équipes soignantes et pour encourager les coopérations entre les professionnels.

Je retiens ensuite de cette période la nouvelle place désormais accordée à la Santé Publique. Avec la crise, la population a en effet découvert l’importance de la santé publique. Elle a réalisé que le comportement de chacun pouvait avoir un rôle sur le collectif. Nous avons alors mesuré à quel point les politiques de prévention étaient fondamentales, et que nous devions considérer les citoyens comme des personnes autonomes et responsables, capables d’adopter des comportements favorables à leur santé. C’est ainsi que les gestes barrières sont progressivement devenus courants et que le confinement a été strictement respecté, comme d’ailleurs le port du masque. Ce phénomène est assez nouveau, dans un pays qui, sans doute par tradition, a parfois tendance à infantiliser les citoyens et à concevoir des politiques de santé et de prévention qui ne les associent qu’à la marge. Pour le futur, il nous appartient de capitaliser sur ces avancées, en concevant de nouvelles politiques de prévention, en responsabilisant davantage les Français mais aussi en élargissant les acteurs de la prévention. Je pense ici au rôle que les entreprises ont à jouer dans la santé publique : bien avant qu’on le leur impose, celles-ci avaient déjà mis en place des protocoles de distanciation sociale et des mesures drastiques pour protéger la santé de leurs salariés. Les entreprises doivent être demain des partenaires de santé.

Troisièmement, je retiens de la crise le besoin de réinterroger la relation entre l’Etat et les territoires. Cette période a en effet confirmé le besoin de réintroduire les élus de proximité dans la politique de santé et dans la gouvernance du système. La réactivité des collectivités locales et des différentes parties prenantes au niveau local a été extrêmement forte. C’est un point sur lequel, là encore, il faut que nous sachions capitaliser. De la même manière, tout au long de cette crise, on a vu que beaucoup de facteurs déterminants pour la santé étaient à la main des élus locaux. Plutôt que d’y voir un sujet de confrontation entre niveau central et niveau local, voyons plutôt une opportunité d’additionner les forces et de faire enfin de la santé un enjeu de politique partagée.

Le dernier enseignement que je retiendrai, essentiel, c’est la perception par le plus grand nombre, du secteur absolument prioritaire que constitue la santé. Depuis des décennies, quand on parle de santé, on parle beaucoup offre de soins, régulation hospitalière, maîtrise des coûts mais trop rarement investissement et avenir. Or, nous avons vu, à la faveur – ou à la défaveur – de cette crise, que la santé renvoyait à bien d’autres choses : à la prévention, à la place du médico-social insuffisamment prise en compte, à la coopération, à une politique du numérique, à une politique industrielle… Il nous faut donc, pour l’avenir, considérer la santé comme un secteur clé pour nos emplois, notre souveraineté, notre économie. Il nous faut percevoir ce secteur comme pleinement transversal et enfin mettre en place une politique ambitieuse d’investissement, seule capable de préparer l’avenir de notre pays. La santé a donc pris une place nouvelle et c’est sur cela que nous devons collectivement construire.

 

Quelle réforme clé faudrait-il porter au cours des prochaines années ?

 

Il faut redonner à la santé un caractère politique, au sens d’assumer de grands choix. La santé ne doit en effet plus être considérée comme un sujet technique, réservé à quelques experts. Les outils, qu’ils soient tarifaires ou de régulation, ne doivent plus être des fins en soi mais doivent redevenir au service de choix politiques. Au fond, avec le Ségur et au-delà, il nous faut retrouver un projet collectif et de long terme pour la santé, capable de redonner du sens aux équipes de terrain mais aussi de constituer pour notre pays une feuille de route pour sa souveraineté et son développement.

 

Quel est l'obstacle majeur sur la voie de cette réforme ?

En se concentrant trop sur les outils, les réformes successives ont fortement cloisonné le système de santé. Je peux citer trois grands types de cloisonnements. Tout d’abord, celui entre les professionnels de santé : aujourd’hui, les statuts rendent extrêmement difficile une coopération entre les médecins, les paramédicaux, les pharmaciens… Ces statuts ne sont plus adaptés à la réalité : les paramédicaux ont prouvé qu’ils étaient capables de faire beaucoup plus, et la valeur ajoutée des médecins, particulièrement avec les progrès et les enjeux du numérique et avec la complexité des pathologies, est attendue sur bien d’autres choses que les seuls actes qu’ils réalisent aujourd’hui. Nous avons donc besoin de nouvelles organisations professionnelles qui encouragent ces coopérations et permettent à chacun de se placer là où il a le plus de valeur ajoutée.

Ensuite, il y a le cloisonnement entre les secteurs public et privé : la coopération pendant la crise n’a pas toujours été très intuitive. Les différences statutaires contribuent trop souvent à opposer ces deux secteurs alors qu’ils sont fondamentalement complémentaires.

Enfin, le cloisonnement entre la ville et l’hôpital, entre le sanitaire et le médico-social est lui aussi un obstacle. Nous allons devoir au plus vite inventer des nouvelles façons de dépasser ces clivages pour rassembler, au-delà des statuts et des modes d’exercice, tous les professionnels de santé autour d’un seul objectif : améliorer l’état de santé de la population et lutter contre les inégalités de santé qui, malgré l’ampleur des moyens mobilisés, continuent de se creuser. Au-delà de l’exigence sanitaire, c’est ici une exigence républicaine qui est posée.

 

Quelle est la meilleure façon de dépasser ces cloisonnements ?

Je n’ai malheureusement pas de recette miracle mais je pense qu’une façon de dépasser ces cloisonnements pourrait se résumer par le triptyque autonomie-territoires-responsabilisation.

Autonomie tout d’abord, qui doit constituer la nouvelle boussole de notre système de santé. Nous devons redonner des marges de manœuvre et de décision aux acteurs de terrain et faire de la confiance et de la subsidiarité des principes clés. Le renforcement de l’autonomie, des professionnels, des établissements, des autorités de régulation ou encore des patients doit se décliner à tous les étages de notre système. Pour cela, l’Etat doit se recentrer sur son rôle stratégique de préparation de l’avenir du système de santé. De leur côté, les établissements doivent retrouver de la liberté dans leurs organisations et leurs stratégies, tout comme les professionnels doivent pouvoir agir avec de plus fortes délégations de responsabilités.

L’autonomie est directement liée au deuxième pilier du triptyque : les territoires. L’heure est venue selon moi de confier aux acteurs des territoires, et notamment aux Régions, des responsabilités accrues dans la conduite des politiques de santé. Il ne s’agit pas d’opposer une vision centrale à une vision locale mais au contraire d’additionner les forces et de rechercher en permanence l’échelon le plus pertinent de décision. En matière de santé, je pense que les territoires doivent avoir la responsabilité d’inscrire la politique de santé dans la dynamique territoriale et de faire de la santé un élément majeur de la stratégie de leur territoire. Il y a en effet un besoin fort de proximité dans notre système de santé : la crise n’a pas frappé de la même manière l’Île-de-France, le Grand-Est ou l’Aquitaine. Pour autant, le premier réflexe a été de confiner tout le monde de la même façon ; ce n’est qu’ensuite, à l’occasion du déconfinement, que la réalité des territoires a été prise en compte. Pour construire une politique de santé adaptée aux territoires, il faut donc intégrer davantage les élus locaux, car ce sont eux qui connaissent le mieux leurs territoires, qui en sont les garants, et qui sont les détenteurs de la légitimité démocratique.

Pour cela, il faut bien entendu engager une responsabilisation des territoires : rien ne serait pire en effet qu’un système où l’on associerait les territoires et les représentants sans les responsabiliser, y compris financièrement, sur les décisions prises. Cette plus grande responsabilisation des territoires dans la politique de santé sera, je le crois, un puissant moyen pour décloisonner notre système : au niveau local en effet, les alliances entre la ville, l’hôpital, le public, le privé, le sanitaire et le médico-social peuvent souvent se mettre en place plus facilement qu’au niveau national, où les clivages sont parfois surjoués. Enfin, responsabiliser les élus des territoires dans les politiques de santé est le moyen de déborder le seul cadre de l’offre de soins et de construire des ponts entre la santé et l’ensemble des autres politiques de proximité.

 

C’est donc toute une logique de subsidiarité et de confiance qu’il convient de construire, seule voie selon moi, pour redonner confiance aux Français dans l’avenir de leur système de santé.

 

Propos recueillis par Julie Jolivet.

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