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Entretien

7 juillet 2020

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Patrick GASSER

Hépato gastroentérologue, exerçant à Nantes à l’hôpital du Confluent.

Président du syndicat Avenir Spé, syndicat de spécialistes.

Ancien président de l’URPS Pays de Loire.

« La restructuration de notre système de soins demande un temps de concertation, qui ne correspond pas toujours au temps politique   »

Pouvez-vous partager une anecdote ou un épisode qui vous a particulièrement marqué pendant la crise ?

Les principaux épisodes qui m’ont marqué sont les transferts très médiatisés de patients du Grand Est vers les autres régions. Cela m’a choqué, car il y avait, dans le Grand Est, des établissements de soins presque vides qui auraient pu prendre en charge ces patients. Il était possible d’organiser des réanimations structurées au sein du territoire.

Nous avons vu, sur le plan du soin, deux France : une France du public et une France du privé. Cette dichotomie, qui est le résultat de choix politiques, m’a profondément troublé. Peut-être par idéologie, ou par méconnaissance de l’environnement de soins, il n’a pas été demandé aux différents acteurs de réfléchir ensemble à une prise en charge territoriale coordonnée des patients.

Je peux d’ailleurs partager une anecdote à ce sujet. En Champagne-Ardenne, il a été décidé que des patients atteints par la Covid-19 seraient transférés en car vers d’autres villes – mais au milieu du chemin, on s’est aperçu que ce transfert était organisé vers un établissement privé… et les patients ont été rapatriés. Cela montre à quel point cette crise était une crise d’organisation.

Quels sont les deux ou trois enseignements qui pour vous résument la période que nous venons de traverser ?

Premièrement, la crise a montré que nous avions besoin d’un Etat stratège. Par définition, nous ne pouvons pas prévoir à quel moment de telles crises vont arriver ; en revanche, nous savons qu’elles arriveront un jour. Nous aurions donc dû construire une politique de prévention du risque, pour être prêts à faire face à la crise le plus vite possible, à la fois sur le pan individuel et collectif.

Si nous avions été préparés en amont, nous aurions pu mettre en place une solution alternative au confinement total. Pour les entreprises, par exemple, il aurait fallu réfléchir à différentes hypothèses de continuité de l’activité et de la production dans chaque branche. J’ai été particulièrement étonné qu’aucune voix contradictoire ne s’élève dans le monde des entreprises quant aux décisions politiques et elles ont même développé des modèles d’organisation novateurs pour préserver une partie de leur production au service de l’humain. De même, la population a été très résiliente face aux atteintes à la liberté, notamment la jeunesse, qui subira les conséquences de la crise sur le long terme bien plus que les retraités ou les quadras actifs. Il va donc falloir travailler à ce que l’Etat (re)devienne un Etat stratège, pour apporter des réponses plus adaptées lors de la prochaine crise.

Lorsque l’on parle d’Etat stratège, cela ne veut pas dire que les décisions doivent être prises uniquement par l’Etat : elles doivent être partagées, co-construites, par l’ensemble des acteurs.

Le deuxième enseignement est très positif : les soignants ont répondu présent, malgré les difficultés de l’exercice - je ne reviendrai pas sur l’ensemble des pénuries et la mauvaise gestion de celles-ci par l’Etat. Les soignants ont été admirables par leur abnégation, par leur solidarité et par leur résilience. La majorité du corps soignant est composée de femmes ; je tiens à leur rendre hommage. Il est nécessaire de revaloriser les métiers du care, essentiellement féminins : aujourd’hui, nous sommes, sur le plan salarial, un des pays où les soignant(e)s sont le plus mal payés. Le salaire des infirmières en France est environ 15% en dessous du salaire moyen européen. Notons que le salaire horaire des infirmières est plus faible dans le privé que dans le public, notamment en province.

Il faut donc coûte que coûte répondre au mouvement de revendication de l’ensemble des soignants, du secteur médico-social à la prise en charge de pointe dans les plus grands centres de traitement en France.

Quelle réforme majeure devrait être engagée lors du Ségur de la santé ou dans les prochaines années ?

La réforme-clé de demain doit se centrer sur le gap entre le public et le privé : tout le monde nous dit depuis 20 ans que l’on va faire des grandes réformes pour rallier les deux secteurs, mais la crise a prouvé que cette dichotomie persistait. Le système de soins doit être reconstruit en prenant en compte et en respectant l’ensemble des acteurs. Les réformes des établissements et les discussions entre fédérations hospitalières ne changeront rien : la solution est de réformer les statuts des soignants. Nous pouvons mettre en place des statuts mixtes, avec la possibilité de passer d’un secteur vers un autre, sans perdre à la fois ses avantages de retraite, ses responsabilités… Il faut reconstruire le contrat social entre les soignants et la population – cela passe par le statut, qui donne des droits mais aussi des devoirs. C’est une réforme à conduire, mais elle va être longue, et va rencontrer de grandes oppositions.

La deuxième réforme fondamentale est le transfert de la responsabilité de l’organisation du soin vers les régions et les départements, parce que Paris, l’Etat jacobin, ne peut pas connaître les besoins et la situation d’un territoire. Ce transfert de responsabilité doit s’accompagner de moyens.

Enfin, il faut redonner du pouvoir aux soignants. Aujourd’hui, nous avons trop de personnel administratif pour le nombre de soignants : nous avons 9% de personnel administratif de plus qu’en Allemagne. Si l’on transférait ces 9% de personnels de l’administration vers le soin, on répondrait au problème de manque de personnel dans certains établissements ou territoires, sans augmenter la charge financière. C’est une réforme assez simple, qu’il faut mettre en place progressivement.

Par quels obstacles ces réformes risquent-elles d’être entravées ?

La restructuration de notre système de soins demande un temps de concertation, qui ne correspond pas toujours au temps politique. On le voit au travers du Ségur de la santé : les syndicats de soignants demandent des revalorisations de salaires immédiates. C’est un premier obstacle. Le Ségur permettra peut-être une immédiateté des décisions financières, mais ne changera rien à l’organisation et à la structuration du système de soins. Faute de quoi, le risque est à terme une diminution de la qualité des prises en charge et des files d’attentes de plus en plus importantes.

Le deuxième obstacle est l’idéologie politique au sein de nos syndicats, chez nos politiques. Ceux-ci défendent notamment une conception construite et portée par l’administration centrale, fondée sur le modèle anglo-saxon d’organisation du soin avec une première ligne correspondant à un « gate keeper » et une seconde ligne tout hôpital. Mais cette crise nous a montré que le modèle anglo-saxon n’est pas à suivre, puisqu’il a fait moins bien que nous. Ce syndicalisme médical (public et libéral) doit être profondément réformé, afin de respecter les secteurs et les individus.

Le troisième obstacle est d’ordre financier : comment organise-t-on ce transfert d’un secteur vers un autre ? Les discussions sur la fongibilité des enveloppes provoquent des craintes chez de nombreux acteurs, qui ont peur de se voir déstabilisés par de tels changements. Investissons massivement dans la transformation.

Le dernier obstacle est celui de la confiance : un Etat ne peut pas faire avancer une population si celle-ci n’a pas confiance en lui. Dans les pays nordiques, la confiance en l’Etat est très forte ; ce n’est pas le cas en France.

Comment franchir ces obstacles ?

Pour s’affranchir de l’influence des idéologies, il faut analyser ensemble la situation avec pragmatisme, voir les forces en présence, écouter l’autre et se demander comment l’on peut construire ensemble un projet politique partagé pour un nouveau système de soins. On peut décider, si c’est nécessaire, de se passer des syndicats qui ne se sont pas réformés dans la construction de ce projet.

Concernant les peurs autour des transferts, il faut engager la réforme tout en mettant en place un plan d’accompagnement des acteurs durant la transition – ce que l’on n’a jamais fait, parce que les fédérations et lobbys financiers sont très puissants, et parce que les politiques n’ont pas la volonté d’aller dans ce sens.

Enfin, pour que les citoyens reprennent confiance en l’Etat, il faut des politiques co-construites par les politiques et par l’ensemble des acteurs concernés.

Propos recueillis le 25 juin 2020 par Julie Jolivet.

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